La physique du monde

Poème édité dans le livre Fuga, éditions Filigranes, 2008 — voir la série Fuga

1977
une pluie d’électricité

Janies Jones
Remote Control
White Riot

Karl Marx est vêtu de cuir
iI a une guitare Fender à la taille
il s’appelle Joe Strummer

J’ai seize ans

Dans l’Angleterre de Margaret Tatcher
le temps n’est plus au flower power
mais à la guerre

Paul Simonon a les cheveux courts
il porte des pattes à la Elvis

Années 70 années de tous les rêves
de toutes les souffrances
de toutes les tristesses

A la librairie La Bise noire
j’achète les livres des éditions Maspero
les écrits anarchistes de Daniel Guérin
les théories ouvriéristes qui viennent d’Italie

Lotta continua
Potere operaio
Lottiamo per vivere
Années déchirantes que nous portons en nous
comme la mémoire d’un monde
qui semblait insoumis
aux lois de l’économie politique

J’entends encore la voix rauque
douce colérique de Joe Strummer

Joe au Paradis des Rockers

Mon corps est un buisson de ronces
je porte en moi cette perte
cette déchirure cet exil

Je suis un vagabond frères des mendiants
enfant du poids des ans
qui lit et relit le poème des corps
ces images d’électricité et de cuir
ces poses Rock’n roll la cigarette à la bouche
le Perfecto les cheveux gominés
les Cadillac pour partir sur la route

Les filles sont belles
en robes colorées et talons hauts
Elles ont du rouge à lèvres le luxe de la frivolité
pour appeler l’étreinte rebelle
et la jouissance des baisers

L’attraction de cette énergie Rock’n roll
qui me chavire en ces années 70
est noire et blanche

Les guitares découpent le son
comme le Leica de Robert Frank
découpe la rue et les visages

Les images sont photocopiées
déchirées
soumises au scalpel d’une énergie graphique
qui trouve son aboutissement
sur les pochettes des vynils
que nous recherchons comme notre Graal

Respiration suspendue paupières mi-closes
la vie nous brûle dans ces spasmes de sonorités tronçonnées
qui appellent en nous la révolte
l’insoumission
le désir de tout foutre en l’air
et de jouir au présent

La gratuité et l’excès avait cette vertu
de nous protéger du Sens final et de la morale du Bien

Après Dieu viendra le règne de l’Argent
et ce fut la fin des grâces de l’instant
de la volupté et de la frivolité

Signe qu’un certain rapport à l’érotique des commencements
et des éblouissements
s’était perdu en route
le Rock connut bientôt sa période dépressive

Cold wave

 

La voix mélancolique de Robert Smith
le chanteur des Cure
se dissout dans les échos sans fin
des arpèges de guitare de Seventeen Seconds
celle voilée de Ian Curtis
son frère de la Joy Division
est le corps-tombeau de tous les soleils noirs

Love will tear us appart again

Adolescent pâle Ian Curtis
l’icône rock du début des années 80 pendu
suicidé avant la trentaine
pointait du fond de sa schizophrénie
tous les malaises d’un monde glacé
dans les brumes de Manchester

Sur les pochettes des disques
les photographies devinrent floues
évanescentes

Pleurs des suppliciés des pierres tombales

Une vallée de larmes remplaçait les clameurs de la rue
les poses glamour des rockers
Quelque chose d’un rapport amoureux à la vie
s’était perdu dans les overdoses d’héroïne de Katmandu
et dans la mort des révolutions

 

 

1995
Santiago du Chili
Les impacts de rockets sur le palais présidentiel de la Moneda
Un pan entier de mon adolescence me remonte à la gorge
l’assassinat de Salvator Allende
le coup d’Etat d’Augusto Pinochet orchestré par la CIA
I’m so bored with the U.S.A.

Ce sont des empreintes noires et blanches
Le criquet qui dépose son ombre sur le visage de l’enfant blonde
Le visage de l’homme dans le pré allongé
Les branches de tilleul l’automne
Des chaussures d’enfant rangées près de l’escalier
Des platanes mourant près d’une berge
Une inscription en gros-plan votez P.C.F.
Le visage d’un jeune indien décharné flottant dans la baignoire
La devanture du bar l’Univers
La rue du Bout du Monde
Les moufles de la petite fille dans la neige
qui tient fermement devant son visage l’appareil-jouet en plastique
Elle/ tu/nous photographions
Tu as ta place dans le paysage
Tu es inscrit dans ce lieu
comme l’arbre
la maison le mur sur lequel tu es assis

Rêvé des polaroïds d’Ann Sue
Apaisant une douleur insupportable dans mon dos
elle fit doucement couler la morphine dans mes veines
Le gilet en lainage glissa sous mes paupières
au moment où je n’étais plus qu’un corps gisant

Mario Giacomelli à Senigallia
son vieil appareil Kobell Press
la neige
le sens typographique du noir et blanc
Jamais plus aucun photographe ne tranchera la réalité
avec la brutalité des images de Mario
Car désormais était venu le temps des calculs

Portrait de l’artiste en libéral
opposé à la perte au hasard
à la gratuité
à l’énergie brute et à la révolte
Costume gris de l’ homme d’affaire
spéculation du prix des œuvres
Norme d’une société qui impose à tous
la Loi grégaire de l’économie politique
le règne absolu de la marchandise

1961
Pasolini voyage avec Alberto Moravia et Elsa Morante en Inde
Il porte en lui cette nostalgie d’une humanité  » archaïque, rurale, religieuse « 
qui guide toute sa pensée et son œuvre
Dans  » L’odeur de l’Inde  » il décrit cette foule énorme avec ses affalés
ses mutilés
ses rescapés de toutes les souffrances
qui peuplent les villes  Bombay
Calcutta
New Dehli

Un poème de Robert Walser :
Quand donc le papillon en moi
A-t-il perdu sa fine poussière
Quand donc a commencé
Quand et où débuté ce qui
M’a privé de mes couleurs
Faisant qu’un jour il ne m’a
plus été possible de me mourir pour elle
de cette mort
parfumée de fleurs

Appeler les Résistances définitives
couper les flux médiatiques
Résister par la langue
prendre langue

Douleur des mots bloqués qui restent au bord des lèvres
La respiration des états de grâce  la photographie
Un poème alchimique

2007
Place Valmy
le long poème de Patrick Laupin
sur les prolétaires réfractaires
A quel point nous sentions au fil des années que la destruction des quartiers ouvriers
devenait en chacun la forme lointaine et violente de l’homme séparé
Longue tresse de ces corps ouvriers
qui peuplent mon histoire
Opinel à la main
Sur les hauteurs de la Cotonne
à Saint-Etienne
ce vieux mineur en retraite
fleurs coupées dans le sac en plastique
dans le viseur du Rolleiflex

A Cologne
dans sa banlieue
Comme une réminiscence
d’August Sander
Antlitz der Zeit
C’est l’ouvrier maçon
tel Jesus-Christ
sorti d’un cratère

A Ugine
près des usines Pechiney
sur le dépoli de la chambre 4X5 inch
c’est ce couple et leur chien Boboye
sous l’arbre dans le jardin
d’un lotissement des acièries

Il faudrait écrire les mots qui disent les matériaux
le lieu l’homme-sculpture
la rugosité la pluie le fer
la rouille le charbon
les entrepôts les docks à quai
Il faudrait photographier les mots qui disent
le jardinier à côté de l’ouvrier
la terre la plante la graine
le fumier
le chou
la serre
l’arrosoir

1987
C’était un autre temps
quand le photographe Pierre de Fenoyl
parlait avec passion de la Chronophotographie
Nous avions le Temps
La photographie avait le Temps

Temps des trois bains
celui dit de révélation
celui d’arrêt
celui de fixation

Trois temps pour dire
Que la pensée n’advient qu’en Négatif
dans l’épaisseur du moment
dans cette chute rêvée
des pommes tombées dans l’herbe

Dans la chambre noire
des alchimies poétiques
traverser la lumière
pour sentir l’éclosion
de l’étendue rêveuse

 

Epaisseur d’un jardin
retenir
toutes les sensations
dans la maille des sels d’argent

L’herbe justement la peindre s’y poser
s’y coucher pour observer
le tilleul et les piquets
le tissu du jour
la masse des bleus – les bleus nuages –
les bleus ombres – la dilution des bleus –
dans la galaxie du jardin

Difficulté d’arracher à l’instant
toutes ces symphonies

Il fallait au corps ce long trajet
pour capter les oiseaux multiples
et cette lumière de mimosa

Dans ces faces à faces avec le paysage
la lumière sur les corps et les visages
par enfance
affronter le dehors

Roulade dans l’herbe et les foins
au milieu des marguerites
au poids du corps / remonter
naître à nouveau
dans ce cataclysme du toucher

Les clapiers à lapin où l’on amène les pissenlits
l’allée du jardin – les volets gris –
clin d’œil
les jonquilles – refermer les yeux –
se préparer à voir
le cerisier – rouge –
les coucous – jaunes –
les groseilliers et les cassis
les massifs d’œillets
le champ d’asperges

Voir sentir
l’incendie des fleurs
qui consume l’âme
les lumières instantanées
recherchées
toute une vie

Capture des
traces graphies
touches
écritures de lumière
cette émotion du lien
ce corps à corps
avec le monde

1979
Dans la salle obscure
les premières grandes émotions cinématographiques
Michelangelo Antonioni
Profession reporter
Jack Nicholson
La longue fuite vers l’Andalousie

Alméria
Les lèvres de Maria Schneider

Flash-back
Météorites de l’album de famille
portées dans le revers de la poche intérieure
d’une veste
comme l’inexorable de la destinée

Image-semence
le chien Dak d’Andreï Tarkovsky
son fils Tapia sur la botte de foin
Le Miroir
Le Temps scellé dans l’Image
douloureux
tragique

1920
Bonnard
Le corps de Marthe
Le pommier fleuri

Le désir de l’inconu
Le dernier tango à Paris
la chair partagée
de n’être soudain personne
ni homme
ni femme

Disloquer la solitude
dans ce faire l’Amour
sensation
d’une compassion
haletante
vers l’Autre
Là sur la grande passerelle
amants acrobates – en équilibre l’un l’autre
Souffles coupés tous deux
Au bout de La jetée
Ils ne savent plus s’ils rêvent-l’un de l’autre
ou l’autre de l’un

Le monde
dans une goutte d’eau
les lieux à l’Instant
réunis en une seule constellation
qui rythment la vie à partir
de deux ou trois motifs
la maison d’enfance
la colline
l’immense sapin

La Dauphine bleue de mon père
cette journée d’hiver où nous étions ma mère
ma sœur et moi sur le chemin près de la grange
assis tous trois sur une grande luge

Est-ce là sur cette pente
pente du rêve à déchiffrer
à amplifier
qu’est né ce désir
de faire revivre les choses

Foisonnement de la vie
qui incite à ne pas suivre une histoire
palpitations
adoration du mystère
et de la contradiction

Présent
Journal
Dans la voiture
Like lovers do
rembobiner la cassette audio
pour le trentième fois
la voix de crooner de Loyd Cole

Et si être artiste c’était simplement
inventer son désir un désir souverain
Celui par exemple de regarder
d’écouter au Bar des Flots à Lorient
des militants communistes rêver encore
d’un partage possible
dans des échanges de paroles amicales
et dans l’ivresse des verres de rouge

Un jour discutant avec mon amie M.D
je lui disais combien j’étais gêné par mes premières photographies
qui ne me semblaient plus appartenir à ma recherche

C’étaient des photographies de paysages de montagne
de chantiers de villes industrielles
Je n’y voyais pas le lien avec mon Journal
Michèlle m’affirma pourtant qu’elles étaient
représentatives d’un passage de ma vie
d’une facette de mon être

Je le mesure aujourd’hui
J’y puisais la physique du monde
ce poids du monde
cette relation
qui est ma seule exploration
Emotions indélébiles
qui hantent mon corps depuis mes 16 ans
Miracle de l’entrée en vie
Il y a des êtres dont je fais partie
pour qui l’adolescence
temps du possible temps du cinéma imaginaire
ne passe jamais vraiment

Elle se rallume le temps d’un vers
d’un roman
d’une photographie
Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
La photographie serait-elle
la missive clandestine
adressée A une passante

Nos histoires d’amour rêvées
entrevues le temps d’une hésitation
d’un mouvement dans la rue

Aimer par tous ses sens l’éphémère
Marseille – L’Estaque – sous le tunnel –

Vercors – la neige qui tombe
des branches du sapin sur le visage de Gladys

Julia sur la colline
et le gros nuage derrière elle
Et M majestueuse – robe rose fuschia
le vert dans ses cheveux comme me dit Philippe

cette gamme de nuages dans cette douceur

Epeler tous ces moments d’enfance
recomposer ce labyrinthe de la mémoire

1991
Nous prenons la Route Nationale 75 avec Clémentine
Léo, François à la recherche du Kunch

Nous avons un Opinel en poche du saucisson
pour le pique-nique

A Mens près du Mont-Aiguille
la petite fille se retourne
avec son bouquet de coucous
cueilli dans les sous-bois

Nous nous arrêtons sous les arbres
et nous sentons la Durée nous envahir

Céline et Julie vont en bateau
Bulle et Juliette
Dans la salle obscure
de laquelle étais-je amoureux
Juliette la brune morte si jeune
ou Bulle la blonde

Des journées entières dans les arbres

 

Au kiosque à sandwich-frites
port de pêche de Lorient
Un cœur qui bat

Les pluies battantes d’un été
Derrière la vitre du train
apercevoir les quais
les vies en partance

1976
Ce sont les poteaux carrés
qui brise le rêve d’un enfant
et celui de toute la France
La balle ne rentrera pas au fond du but

Diego Armando Maradona
El Pibe de Oro
avait l’habitude de s’échauffer
dans le Stadio San Paolo
quand il jouait avec le Napoli
lacets délacés
pour mieux sentir le ballon
et jongler avec lui – magicien –

Naples
ville en perpétuelle fusion
fleuve humain des métamorphoses
peuple d’enfants

Sous le Vésuve
règne l’esprit de Diogène
et la vie
Fuga
éphémère
aussi belle qu’un instantané
que le moment convulsif
d’une fraction de seconde
ridiculise les esprits de compétition
les chants contemporains mortuaires

Naples
Sentir dans cette ville sulfureuse
que tout est vanité
hormis l’improductif plaisir de vivre
d’être soi d’être là
à cet endroit
de goûter la couleur des ciels
d’aimer la chair du monde
l’écorce des arbres
la peau des fruits
la beauté des femmes
aux robes colorées
aux tissus fluides
qui parcourent les rues

2007
Pondichery
Ashram Sri Aurobindo
Jawarharal Nerhu Street
Rangapillai Street
Big Market
tresses
guirlandes de fleurs
dans les cheveux des femmes
Octobre
la tourterelle à contrejour
avec le soleil rouge

le tilleul à l’automne
formant une grosse boule
de feuilles
dans mon jardin à Mané Braz

Le petit apppareil photo en plastique
sa lentille si douce

Diana la féminine
et le Brownie Starlet
les films format 126

petites machines amoureuses
pour épeler les instants
roses – brûlants – humides –
jaunes – rouges –
secs – noirs –
M de dos – tâchetée – léopard –
les fleurs encore
sur cette colline
au paradis de l’enfance
quand je ferme les yeux

 

Ce billet a été publié le mardi 31 janvier 2012 à 23:12 et classé dans Ecrits.