Chronique de l’île

Texte publié dans le livre Chronique de l’île, de Bonifacio à Cagliari, édité par le Centre Méditerranéen de la Photographie et la Ville de Bonifacio, 2011. — voir la série Chronique de l’île – de Bonifacio à Cagliari – voir le livre

Que suis-je venu faire à Bonifacio, aux confins de l’île ? Le grand ferry m’a transporté de Toulon à Bastia comme dans une usine à rêves. J’ai avalé la route, vite, pour me retrouver ici, en ermite, au Sud de la Corse. Que suis-je venu chercher ? Quelque chose de l’enfance ?
L’insularité est notre condition première. Mémoire archaïque, amniotique : dans toute vie, il y a un moment où chacun d’entre nous vit sur une île, y baigne.
Cette île, dans ma mémoire, a les contours d’un jardin : un photographe ne fait jamais que déplacer une vue aperçue à travers une fenêtre de l’enfance. Il reconstruit en permanence son île, son pays, su paese.
J’arrive la nuit du Vendredi Saint et des processions à Bonifacio. Je parcours les rues de la Haute-Ville parmi la foule. Je goûte au silence. Demain, je verrais Bonifacio à la lumière du jour. Je suis là pour un mois, en voyage de poésie, en transit.
Je dors à l’Ermitage de la Trinité. La nuit m’enserre, comme autrefois en Andalousie, à Beas de Segura, dans ces contrées désertes où je marchais sur les traces de Saint-Jean de la Croix. Je rêvais vers mes 16 ans, dans la bouilloire des mots d’Arthur Rimbaud ou de Jack Kerouac, d’être un vagabond, de parcourir le monde avec une petite machine à poésie en bandoulière. Je me tiens debout face à la Sardaigne, à la Méditerranée, un carnet en poche pour noter les chemins, les visions. Je suis au début du voyage.

Le détroit de Bonifacio est un paysage bouleversant, le plus matériel, le plus météorologique que j’ai connu. Plaque sensible du vent, du soleil, de la pluie. Je rencontre François Ferdani, le pêcheur artisan, qui m’emmène sur son bateau un matin à l’aube. Il connaît comme sa poche les Bouches. Cet homme respecte la mer. Ses filets ne capture que ce qui est nécessaire à son économie, à sa passion. François, debout sur sa frêle embarcation, est ce paysage: il est ce calcaire, ce vent, cette pluie. Je reste avec lui quelques heures sur sa barque, émerveillé que la poésie ne soit pas un vain mot en ce monde.
J’oublie toute chose dans cette nature sensuelle et prodigue, moi le fils de la lumière.
François capture des langoustes, des poissons de toutes sortes et une belle raie léopard. Il m’en offre une part à la fin de la pêche. Il me conseille de la manger froide, avec une vinaigrette persillée et aillée. Le goût de la chair délicieuse de l’animal persiste plusieurs jours dans ma bouche.
Quelque chose de la vie nue me revient ici à Bonifacio, en Corse, aux confins de l’île: le poids du corps. Je sens mes jambes, mes bras, mon torse.
L’île me transforme.
Une vie simple soudain, sans fioriture, tournée vers l’essentiel.
La chair des choses, la vie secrète.

François, le pêcheur, amarre sa barque dans le port de Bonifacio. Au Bar des Falaises, il me présente François Rossi, instituteur à la retraite. Ce dernier me propose de partir le lendemain voir, chercher sur les falaises, les orchidées endémiques.
Nous voilà ce samedi, les yeux rivés vers le sol, cherchant ces fragiles fleurs dont des dizaines d’espèces fleurissent autour de Bonifacio.
Sous les grands touffes de cistes et de romarin, nous découvrons la Gennaria Dyhylla, l’Ophrys bourdon (fuciflora), toutes ces orchidées aux noms savants: la speculum, l’Ophrys phryganae, marmorata, argolia, tenthadinifera.
Il me revient alors en mémoire ce livre mystérieux d’André Dhôtel Rhétorique fabuleuse et sa première partie Le grand rêve des floraisons où le philosophe Stanislas Peudécan médite à haute voix sur l’Ophrys abeille: « Les fleurs ont une existence surnaturelle….C’est grâce à leur rêve que les plantes formulent des images avec leurs corps, leurs pétales et leurs graines. Quoi d’étonnant que ces images apparaissent dans un autre monde que celui d’une vie immobile et aveugle. Ainsi elles rencontrent au gré de leurs fables un univers où volent les insectes parce-qu’elles les ont dessinés comme des êtres non pas bêtement définis mais parfaitement légendaires.»

Je ne me lasse pas des vertigineuses falaises de calcaire de Bonifacio. La Ville Haute, ses ruelles étroites, ses maisons de pierre dialoguent avec Gênes l’ancienne qui en fit une forteresse au XIIe siècle, et Gênes la moderne, coincée entre la mer et le relief abrupt. Je suis depuis longtemps fasciné par cette ville, collage invraisemblable d’immeubles construits à l’arraché entre les viaducs et les tunnels, et de bâtiments anciens qui ressuscitent sa gloire passée. Comme la grande Cité italienne, Bonifacio est un défi à la raison.
Ici le temps semble s’étirer entre le Torrione, la tour de guet qui permet d’apercevoir le paysage à 360° et la porte de Gênes. Les façades défraîchies des maisons, silencieuses, muettes livrent un écho à la grande falaise que la mer et le vent ont sculpté, rendant toute œuvre humaine dérisoire. Et dire qu’au sommet de ses roches poussent les minuscules orchidées! Il y a plus d’émerveillement à penser ce rapport entre le tellurique et le fragile, entre la pesanteur et la légèreté, qu’à obéir au garde-à-vous au diktat des sociétés contemporaines qui nous font croire que la liberté passe par le fil des ondes, des connections, de l’échange permanent.
Aux confins de l’île, je goûte comme le chien sur le trottoir à la sérénité du Temps et j’entrevois la durée de l’Histoire dans le minéral, le cri des goélands, la posture des corps qui rythment les rues.

Les territoires de Kurnos et Sarda ne se sont séparés que vers 9500 av. J.-C. Depuis vingt mille ans les deux îles ne formaient qu’un seul bloc. Je me retrouve en ce printemps face au bras de mer qui les sépare: le détroit ou les bouches de Bonifacio. Je le franchis en moins d’une heure, avec le ferry de la Mobylines, qui avec la régularité d’une horloge, relie Bonifacio à Santa Teresa di Gallura.
Dans la station estivale sarde, les rues sont tracées avec netteté. Au dessus de la plage de la Reina Bianca, des ouvriers s’affairent pour reconstruire un ancien restaurant incendié, me confirmant que je suis bien au pays des maçons, des bâtisseurs. Le calcaire gris de Bonifacio s’est effacé au profit de la brique, des parpaings, du béton, des maisons colorées.
Dans la presqu’île de Capo Testa, je rencontre des tortues de grandes tailles, plus vives que celles minuscules de la falaise de Bonifacio. Dans le viseur du Rolleiflex, j’ai beaucoup de mal à en cadrer une, qui n’arrête pas de s’échapper dans les broussailles.
Je rejoints le port d’Olbia pour filer vers l’Ouest en direction de Cagliari.

Je traversais jusqu’à présent la Sardaigne avec l’innocence de celui qui, sur l’île, a oublié l’Histoire, et cherche à se fondre dans un paradis perdu. Je rencontre pourtant des traces de l’Italie fasciste qui demeurent à Fertilla, près d’Alghero, comme à Montevecchio Marina où ne restent que les ruines bétonnées d’un camp de vacances mussolinien. L’architecture rationaliste tranche soudain avec le souvenir des paysages ruraux.
A Ghilarza, dans la casa Gramsci, me reviennent les vers du poème Pier Paolo Pasolini : «Les Cendres de Gramsci». Ainsi le Pays-Poème, ses paysages, ses vallées, ses montagnes et ses plages, glisse doucement vers sa réalité matérielle, humaine: celle de l’histoire des hommes qui l’ont fabriqué. Traces de la violence dans le paysage, comme le souvenir de ce matin où j’ai cherché à revoir le jardin grand paternel de mon enfance, dans cette petite ville de Haute-Savoie entre le lac du Bourget et le lac d’Annecy. Je ne reconnais rien. Le grand chemin en pente où nous faisions de la luge l’hiver ? Le château ? La maison ? Le galetas ? Les cosmos en fleurs ? Les rangées d’asperges ? La grande fourmilière ? L’immense sapin ? Il y aujourd’hui des petits immeubles sans âme, des feux rouges qui ponctuent une voie rapide. Des voies de passages comme dans le monde entier, des voies qui mènent aux supermarchés, aux stations services, aux lieux dédiés à la consommation.
J’ai le cœur serré. La lumière est laide. Où est la grande échelle métallique qui menait au grenier ? Les travées de chemin de fer qui descendaient vers la cave en terre battue? Les petits chemins qui sillonnaient le jardin ? Les noisetiers sur la butte? La rivière où les truites se cachaient sous les pierres et où je pêchais de temps à autre des écrevisses? Les champs d’orties où les jours de pluie nous ramassions dans des paniers en fer les escargots?
Il ne reste rien. L’île a disparu. Engloutie.

Je n’ai pas rencontré Milena dans les rues de Cagliari. Peut-être était-elle attablée dans un café ou rêvait-elle sur une terrasse. Milena Agus est professeur de lettres et d’histoire dans un lycée de la ville. Plutôt que d’employer le terme d’écrivain, elle lui préfère celui de «quelqu’un qui écrit». Car Milena est modeste : elle n’a écrit à ce jour que trois romans et une nouvelle.
Est-ce dans la beauté et l’érotisme violent de ses mots que mon désir est né d’entamer ce voyage? Il y a une telle douceur ici, dans ce Sud profond, où il fait bon vivre sous les arbres, flâner dans les ruelles à l’ombre qui partent de la Via Roma.
Milena Agus aime son île, qu’elle qualifie de grotte, de tanière, de refuge. Sans doute a t-elle peur que la machine économique sans âme, sans visage ne détruise cette terre encore par bien des aspects rurale, archaïque.
Je laisse mon cœur sur cet immense bord de mer plein rempli d’odeurs. Photographier, ce n’est pas ramener des souvenirs, c’est construire un pays habitable. Quelque chose doit demeurer d’une beauté qui offrira à l’homme le possible des sens, la joie des sensations. Parfums des images qui nous plongent dans la durée. Trois jeunes filles sur un pont surplombent la ville. Ici finit la Sardaigne. Ici finit l’été.

 

Ce billet a été publié le mardi 31 janvier 2012 à 23:09 et classé dans Ecrits.