ANATOMIE D’UNE RIVIÈRE, en longeant la Claie

ANATOMIE D’UNE RIVIÈRE, En longeant la Claie

L’odeur des paysages, la photographie à la chambre

A l’origine de la photographie les appareils étaient lourds, encombrants, et les premiers explorateurs partaient en mission avec ânes et assistants. Le photographe comme l’himalayiste avait besoin de ses sherpas. Il faut donc revenir à un temps, une époque où le goût du monde qui poussait certains photographes à déserter les studios, était avant tout le désir d’aller user leurs semelles dans la nature. Marcher : tel était le secret. La photographie était encore à cette époque une pratique athlétique qui nécessitait de poser le pied dans un lieu, d’installer la chambre photographique et d’observer à distance, en miniature, sur le dépoli, la lumière du paysage.

Près de deux siècles après son invention par Nicéphore Niepce, la photographie s’est engagée dans une boulimie de vitesse. Le rituel numérique fige l’image, aussitôt prise, sur l’écran (écran : ce qui nous sépare) et peut même la transmettre instantanément au monde entier par les ondes dites Wifi : tristesse d’une image consommée aussi vite que réalisée.

Le temps des paysages n’est pas ce temps là. C’est celui de la météorologie, de la géographie et des cartes, de l’arpenteur, du vent, de la poussière, de la boue et de la pluie. Le temps du paysage est le temps du corps antique, physique. Le dépoli est la métaphore de cette lenteur. Ni viseur, ni écran, mais dessin de lumière, déposé en surface, sous le voile où l’image se forme à l’envers. Voir le ciel en bas et la terre en haut c’est renverser, déconstruire la métaphysique : le spirituel s’enracine dans la boue et les nuages n’échappent pas aux lois de la gravitation.

Je travaille avec une ancienne chambre photographique construite en bois. Il me plaît de penser que cette caméra vient de l’arbre. Mon père était menuisier ébéniste, la maison de mes grands-parents se situait à l’orée d’une forêt. La forêt évoque pour moi l’enfance dans les Alpes, la solitude dans les bois, la quête des truites et des écrevisses dans les rivières et les ruisseaux. Je suis un photographe de campagne, lent, besogneux, obstiné qui nourrit une passion fixe : celle des longs jours où la lumière donne matière au monde.

La première image

Retrouver la première image, celle qui donne sens à tout. Pour moi cette première image est un paysage : elle est liée à la forêt, à l’herbe, aux arbres, à la colline, à la rivière. Peut-être y a t-il dans cette image lointaine quelques figures, quelques personnages de l’histoire de famille, mais ils sont fondus, confondus dans le paysage. C’est une image – matrice de tout ce que je fais, de tout ce que je photographie. Elle indique la sensualité de la nature, le calme de l’espace.

C’est le temps du « je me souviens », capter à nouveau cette image dans d’autres paysages plus lointains, plus étrangers – mais retrouver cette émotion indescriptible des paysages de l’enfance.

L’image photographique est mémoire, l’image photographique n’est que mémoire. C’est là toute la magie de la chambre photographique qu’aucune autre espèce d’appareil ne produit : le battement du temps, la respiration, le poème à la durée. Je contemple lentement, et dans les entrelacs du dessin d’un paysage au présent, c’est toute ma mémoire qui est convoquée retravaillant sans cesse cette première image dont les sensations sont enfouies au plus profond de moi.

C’est ce biographique qui tourne autour de quelques motifs : l’arbre, l’enfant, la montagne, la rivière, le pré, que je cherche à interroger à travers le matériau de la photographie.

Arpenter le paysage

J’aime les cartes topographiques. Elles sont pour moi un objet de rêverie : noms des villages, noms des rivières, tracés sinueux des routes qui m’indiqueront les points où je devrais m’arrêter. Elles sont un outil qui m’est nécessaire pour déterminer mes parcours. Photographier devient ainsi une activité très matérielle, très physique : marcher d’un point à un autre puis repérer un point de vue. Ensuite il faut sortir la chambre du sac à dos, l’installer sur le pied, mettre mon visage sous le voile. Puis cadrer, composer, décentrer le dépoli pour jouer du rapport entre la terre et le ciel, mesurer la lumière avec le posemètre. C’est enfin le temps de la plaque, du châssis que je sors de mon sac à dos et que je vais exposer. J’appuie sur le déclencheur souple, voilà il me faudra maintenant attendre sans impatience de voir l’image revenir du laboratoire.

Toutes une myriades de gestes, très orchestrés, qu’il faut faire avec méthode. Arpenter le paysage en suivant les chemins au fil de la rivière. Penser aux différentes heures de la journée, aux modulations de la lumière au fil des saisons. Mon atelier ce sont les champs, les sentiers, les chemins, les broussailles qu’il faut écarter, la boue dans laquelle mes bottes en caoutchouc s’enfoncent, les moustiques et les taons qui me piquent, le combat contre les orties, et la chaleur et le froid, la solitude, le silence, la sueur, le pique-nique près de la rivière à l’ombre d’un arbre, et les moments d’inquiétude et d’émerveillement, le découragement quand le soleil reste cacher derrière les nuages, et le joie d’une lumière matinale d’hiver tonique qui est comme une naissance.

Correspondances photographie/peinture

Le travail à la chambre photographique est celui qui se rapproche le plus de la peinture. Sans doute n’est pas un hasard si c’est en forêt de Fontainebleau, au XIXe siècle, que peintres et photographes, à travers ce que l’on nomme l’école de Barbizon entamèrent une des conversations les plus fertiles entre l’art de la main et l’art de l’œil. Eugène Delacroix à propos de la photographie parlait « d’art à la machine », mais quand j’utilise ma chambre est-ce la machine qui photographie ? Est-ce même l’œil ? J’ai plutôt l’impression de photographier à la main et même au corps à corps dans une sorte d’empoignade physique avec le paysage.

J’aime cette idée de correspondance, et la prendre à la lettre justement : photographier aujourd’hui en forêt, aux bords d’une rivière ce serait envoyer un signe à des maîtres anciens, comme un témoignage d’amitié, une reconnaissance de filiation, une empathie pour les Leçons de  la Sainte-Victoire qui émettent encore à la surface des photographies ou des tableaux.

Aux bords de ma rivière je pense à ces photographes qui dans l’émerveillement de leur technique ont fixé sur leurs plaques le théâtre de la nature : d’Eugène Cuvelier (la forêt de Fontainebleau), à August Sander (les paysages du Rhin) jusqu’à Robert Adams (le Grand Ouest américain).

Et cette pellicule, ce film dit argentique pour dire encore quelque chose de la matière, du grain, de l’eau qui lui permet à travers différents cycles de se développer. L’eau, artère de vie de l’image argentique comme l’est la rivière qui alimente les champs agricoles.

La photographie argentique comme on dit aujourd’hui peindre à l’huile : trésors d’un monde sensuel. Serions-nous entrés en des temps de sécheresse où seul le lisse, l’industriel, le conforme, le numérique, le mécanique aurait droit de visibilité ?

Cette visibilité qui est notre Enfer d’aujourd’hui ne serait-ce pas à l’art de la saper, de mener le combat contre elle pour nous faire accéder à un monde plus profond, plus spiritualisé: un monde du Toucher. Ou serait-ce l’art simplement qui serait comme notre dernière part humaine qu’il faut préserver contre tout, et le combat est rude, pas gagné d’avance. Surtout quand ce que l’on appelle l’art dans la société d’aujourd’hui se pare de tous les atours du Veau d’Or. Comme s’il fallait encore une fois mettre à mort ce qu’il reste de notre part d’humanité et la convertir en monnaie stérile. Je n’oublie pas Pier Paolo Pasolini et le cinéma italien qui ont fondé ma soif du monde. Et cette rivière dans les Landes de Lanvaux, cette modeste rivière, ne serait-elle pas cet ultime point de résistance, ce courant qui ne plie pas.

Sur mon dépoli, aux bords de cette rivière qui sillonne les paysages de la campagne morbihannaise, viennent se déposer avec une infinie douceur des images d’eau, de branches d’arbres, de boue. Des images d’herbes, de chemins – où revient Camille Corot, des images d’Origine –où surgit Gustave Courbet, des images de feuillages, rideaux de lumière – et la réminiscence de Claude Monet, de Joan Mitchell et d’Eugène Leroy. Comme si la nature rejouait la peinture, attendait le photographe pour la dévoiler dans ses reflets toujours changeants.

Daniel Challe, décembre 2013

Notes retranscrites et ré-écrites à partir d’un carnet manuscrit.

 

Ce billet a été publié le mercredi 1 janvier 2014 à 23:01 et classé dans Ecrits.