Un voyage photographique en pays rousseauiste

Un voyage photographique en pays rousseauiste

Daniel Challe

« Le lavis des mappes de nos géomètres m’avait aussi rendu le goût du dessin. J’achetai des couleurs, et je me mis à faire des fleurs et des paysages. C’est dom­mage que je me sois trouvé peu de talent pour cet art; l’inclination y était tout entière. Au milieu de mes crayons et de mes pinceaux j’aurais passé des mois entiers sans sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on était obligé de m’en arracher. » [Conf., V, Folio, p. 235]

Ce bref passage situé dans le cinquième livre des Confessions s’est immédiatement gravé en moi. Rousseau fut philosophe, écrivain, musicien, poète. Mais qui pense à un Rousseau peintre ? Pourtant, tout au long des Confessions, de La Nouvelle Héloïse et des Rêveries qui sont les ouvrages auxquels je me suis attaché pour cheminer en pays rousseauiste, la question du regard est omniprésente. Regard intérieur, tourné vers soi, et regard extérieur qui rencontre comme une « matière de rêve » le paysage. Paysages de l’âme où cette limite devient indiscernable ainsi que le révèle la célèbre cinquième Promenade des Rêveries : « Quand le lac agité ne me permettait pas la naviga­tion je passais mon après-midi à parcourir l’île en her­borisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages couronnés d’un côté par des montagnes prochaines, et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient. Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, sup­pléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. » [Rêv., V, Folio, p. 99]

Rousseau se (dé)-peint lui-même dans un étrange aller-retour entre monde intérieur et extérieur ? Autoportrait dans le paysage : j’ai pensé alors à un Rousseau devenu photographe, car chez Jean-Jacques l’écriture naît de la promenade, au milieu des rochers et des bois, des montagnes et des lacs. Aurait-il donc aimé la photographie qui naît une quarantaine d’années après sa mort ? Aurait-il pratiqué cette forme d’écriture dans la Nature, en plein air, avec la lumière, dont Nicéphore Niepce fut le génial inventeur ? La confection des herbiers qui lui permettait de conserver tous les paysages, toutes les fleurs, me semble préfigurer en filigrane les Albums des photographes du XIXe siècle, ou plus près de nous au XXe celui de Karl Blossfeld, Urformen der Kunst, qui montra à travers ses photographies de plantes combien toutes les formes de l’architecture et de l’art étaient inspirées par celles de la Nature.

Ce sont ces considérations qui m’ont orienté vers le choix de cet outil, un peu archaïque aujourd’hui, qu’est une chambre photographique. J’ai voulu prendre mon temps, en ce monde plein d’agitation et de vide, photographier comme le faisaient les photographes du XIXe siècle avec attention, recueillement. Quelque chose de très physique me reliait au monde par le biais du film argentique, de la lumière qui venait se déposer sur mes plaques 4X5 inches.

Rousseau n’aimait pas les grandes villes ; le Paris qu’il décrit dans les Confessions est encore un Paris largement campagnard. J’imagine le désarroi qu’il ressentirait de nos jours face aux mégalopoles, au règne de l’automobile et de la vitesse, et à présent de l’ordinateur et des paysages virtuels de l’Internet. C’est la raison pour laquelle j’ai circonscrit mes voyages en pays rousseauiste autour de la représentation de la Nature, en la situant principalement autour de quelques lieux géographiques qu’il fréquenta. J’ai pu ressentir tout au long de mes voyages, de mes marches combien un écheveau secret tissait une constellation géographique affective qui reliait les paysages du Val de Travers au sous-bois d’Ermenonville, les miroitements des rivages des lacs alpins au jardin des Charmettes. Partout où Rousseau est passé, dans la Nature, coule ce sentiment de la Durée, de l’épaisseur du silence qui sied au quiétisme, « ce sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affectation ». Mais, ajoute Rousseau, « la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état. » [Rêv., V, Folio, p. 102]

J’ai délibérément essayé d’éviter les traces de la modernité dans mes images. Non pas par nostalgie d’un retour à une quelconque Arcadie, mais pour figurer en creux, comme en négatif, notre monde contemporain. J’ai photographié des « Paysages hantés » qui résonnent encore au plus profond de notre mémoire, alors que depuis le XIXe siècle s’est ouvert l’ère des productions de masse, l’âge du capitalisme total et l’époque des grandes exploitations industrielles qui ne considèrent plus la Terre que comme un immense puits de profit. J’ai pu mesurer combien cette raison instrumentale et technique qui nous pose face à la Nature nous coupait d’une relation éprouvée, vitale, poétique. La résistance, la liberté de Rousseau, cette pensée indépendante, autodidacte, rebelle, s’est forgée dans la solitude des paysages . Comme l’écrit Georges-Arthur Goldschmidt dans son essai Rousseau ou l’esprit de solitude, l’œuvre de l’écrivain n’est que le récit d’une inassimilation, non tant à la réalité, qu’à l’ordre du monde, le reste irréductible dont la présence en nous met en cause l’édifice social. « C’est donc toute une “géographie” des lieux d’exal­tation du soi que nous livre Rousseau : lieux privilégiés des jeux de l’adolescence, lieux où s’impose pour la pre­mière fois la vision de la nature. Mieux que quiconque en effet Rousseau a su que le paysage, que le jardin, le parc, le bosquet, le vallon sont animés comme tels par la fureur érotique, par le désir. Il faudrait ici se rappeler que les descriptions ou les peintures de paysages ont presque toujours une signification de rêverie : elles sont la figuration des lieux où l’imagination peut librement parcourir ses récits, faire circuler ses chimères. Il n’est au reste pas fortuit que la société actuelle tente à ce point de faire disparaître le paysage – puisqu’il lui faut aussi faire disparaître toute référence possible au désir de soi. Le jardin romantique était pour cette raison un lieu profondément subversif, dont le “désordre” apparent, dans la mesure où il multipliait les “retraites”, gênait l’ordre social. Car le paysage est par nature refuge du soi, preuve du soi par soi. Les lieux de Rousseau sont, tout au long des Confessions, de la Nouvelle Héloïse ou des Rêveries, des lieux d’où la honte a disparu, où il n’y a pas de surveillance, des lieux abrités du regard d’autrui, où la rêverie ne court pas le risque d’être interrompue, des lieux donc qui correspondent à la durée du soi. » [Phébus, p. 134]

Le jardinier Gilles Clément constate dans un entretien que l’homme est le seul animal qui souille son nid (la Terre). La beauté, encore préservée, des paysages rousseauistes m’a tout à la fois apaisée, réconciliée et fait souffrir. En les observant, en les parcourant, j’ai pu éprouver la violence des saccages que les hommes leur infligent dans le déchaînement de leurs pulsions mortifères ou de leur soumission aux dogmes du Progrès et de la Technique. Combien de fois ai-je ressenti, à Ermenonville ou Maubec, cette fraternité des arbres qui apaisait ma colère. La douceur colorée de leurs feuillages venait se déposer délicatement sur mon dépoli, avant que le bruit de l’obturateur ne fixe ces dessins de la Nature. J’ai pensé encore au grand Cézanne qui écrivait : « Cela va mal, il faut se dépêcher si on veut encore voir quelque chose. Tout disparaît. »

La photographie, comme la philosophie, est exercice de lucidité et de vérité. Le motif, le sujet posé devant l’appareil nous y invite. Puissent donc ces images, en écho à la pensée si fertile, si libre de Jean-Jacques Rousseau, inviter le lecteur à méditer aussi sur l’action humaine et la beauté. « Cette notion de paysage, qui se situe à mi-chemin de la perception sensible et de l’univers pictural, possède une dimension éthique, écrit Pierre Sansot dans Variations paysagères. S’il existe une beauté des choses et des êtres, comme la notion de paysage le sous-entend ostensiblement, il nous appartient de la préserver, parfois de la susciter… La beauté se perpétue par toutes sortes de précautions. Même si son avènement ne dépend pas toujours de nous, nous savons que sans notre connivence, elle est appelée à disparaître. » [Payot, p. 23]

 

 

Ce billet a été publié le mercredi 1 janvier 2014 à 20:00 et classé dans Ecrits.